Une goûte d’eau dans un océan

Le commencement

La civilisation chinoise est la seule ayant franchi 5 fois millénaire sans grande discontinuité.

C’est un fait unique dans l’histoire de l’humanité.

Ce fait a des portées dont beaucoup de gens ont encore du mal à mesurer l’étendue.

Je vais tenter d’en dévoiler quelques traits de façon grossière et simpliste, afin que chacun mène leur propre recherche et étude plus poussée.

Les historiens semblent penser que la fondation de la civilisation chinoise est née de la deuxième grande bataille ayant été formellement identifiée :涿鹿大战 ( La grande bataille de ZhuLu).

Il s’agit en fait d’une grande bataille où les tribus menés par 黄( empereur jaune) avec son allié 炎 (Yan), contre 蚩尤.

Cette bataille s’est déroulée il y a 4500 ans. Cela signifie que, des techniques de guerre existaient déjà et commençaient à devenir opérationnelles pour un affrontement d’infanterie à grande échelle. On pense que beaucoup de technique de guerre sont issues de celles de la chasse et de luttes entre petits groupes de personnes. On voit sur le fresque antique, que les guerriers avaient des armes, il s’agit donc d’une lutte armée.

Nous sommes encore très loin d’un art martial et des 36 stratégies militaires de 孙子(SunZi), mais l’idée d’augmenter la puissance de frappe avec des outils était acquise. La chasse y est sans doute pour quelque chose.

Nous avons ici un premier aspect de 武术(WuShu):la mise en pratique.

Voici, une peinture sur roche à 左江(ZuoJiang). Ce sont plus de 1900 peintures qui ont couvert les flancs d’énormes parois rocheuse sur 50 mètres de haut et 170 mètres de long. La plus grande peinture fait 3,5 mètres de haut. Ces dessins sont datés entre 2200 et 2400 ans. On a du mal comprendre la raison d’avoir dessiné tout ceci, mais il semblerait que ce soit des représentations de danse martiale.

2000 ans après la bataille de ZhuLu, nous sommes à une période assez mouvementés de la Chine:la période des royaumes guerriers.

Le développement:période Printemps Automne et Royaumes Guerriers

C’est pendant cette période que l’agriculture, la métallurgie, la médecine ont connu une évolution rapide. C’est aussi pendant cette période que naissent les philosophies fondatrices de la civilisation chinoise.

Et c’est aussi en ce moment là, que naquit le système martial étatique.

Chacune des puissances avait son propre système méritocratique basé sur les performance martiales.

Être un bon pratiquant martial était un moyen d’échapper aux dures labeurs des champs. Un bon combattant était dispensé de travaux pénibles. Il recevait récompense et honneur, et était susceptible d’occuper des fonctions étatiques.

De tels systèmes encouragent la pratique d’arts martiaux, l’état avait alors de bons soldats, bien entraînés à sa disposition en cas de besoin. Entretenir une force de frappe d’une telle qualité avait forcément d’autres conséquences sociétales.

D’abord, sur le plan matériel. Un bon soldat avait besoin de bonnes armes. Certaines des épées de cette époque nous sont parvenues, dont voici un chef d’œuvre en terme de métallurgie chinoise :

L’épée en bronze du roi du royaume de Yue: 越王剑

Cette épée a plus 2500 ans, et est aussi tranchante qu’à sa création. Et pendant 2500 ans, elle était enterrée dans un endroit mal isolé à cause d’un tombeau ouvert par les pilleurs. Mais malgré cela, elle n’a pas une seule trace de rouille. Les scientifiques ont mis 2 mois pour comprendre que les forgerons chinois lui ont fait subir un processus de sulfatation sur toute la surface. D’autres analyses poussées ont démontré que les forgerons chinois avaient également la capacité d’incorporer de l’anti-rouille à l’alliage du bronze. Ce haut niveau de maîtrise de la métallurgie était unique au monde. Cette épée nous est parvenue intacte, et est encore capable de couper un tas de journaux comme du beur.

Sur la plan culturel, l’art marial a également grandement contribué à la métamorphose de la société. On a établi qu’un pratiquant d’arts martiaux devait avoir un code moral. Un lettré devait avoir une épée à la hauteur de sa science. Il était courant qu’on parle du maniement et de la philosophie de l’épée :剑风, sans oublier les jeux, les concours, les démonstrations d’arts martiaux. Personnellement, j’estime qu’il ne s’agit plus que d’un simple hobby ou d’un art, accessible seulement à une élite lettrée, mais d’un système, d’une société, d’une civilisation martiale.

En Chine, la pratique martiale était un moyen d’éducation, un système de santé publique (j’y reviens plus tard), un moyen d’insertion et de réinsertion sociale et professionnelle, un moyen de maintien de l’ordre publique, un guide moral, un moyen de gagner son pain, une source infinie d’inspiration littéraire et de création en tout genre … Ce fut le cas il y a 2500 ans, et ça n’a jamais vraiment changé jusqu’à maintenant. C’est là que je reviens sur la première phrase de l’article :

La civilisation chinoise est la seule ayant franchi 5 fois millénaire sans grande discontinuité.

Cette tradition n’a jamais été perdue depuis 5000 ans. Elle a connu des (très) hauts et des (très) bas, mais les chinois l’ont gardée en eux, à travers les récits et les héros populaires, les pièces d’opéra, les pratiquants et la petite centaine de styles d’arts martiaux ayant survécu à l’épreuve du temps. Enseigner l’art martial à un étranger est compliqué non à cause des gestes, mais de la langue. Il y a une très large panoplie de verbes en chinois décrivant les coups et les techniques martiaux, intraduisible dans aucune autre langues actuellement connue. Beaucoup de ces verbes sont utilisés presque quotidiennement par les chinois.

Spécificité philosophique

Mais, avant d’aller plus loin, je vais parler d’un seul des ces mots spécifiques aux arts martiaux chinois. Il s’agit du mot « martial » :武

D’abord, une petite présentation sur l’arme de guerre antique chinoise la plus utilisée jusqu’à la fin de l’âge de bronze :戈

Voici une tête de 戈. Cette arme était montée sur un bâton pouvant mesurer de 1 mètre à 3. La partie tranchante est vers le bas. Une conception assez étrange, puisque la plupart des armes tranches ont la lame vers le côté. En réalité, elle est conçue pour être utilisée à l’envers.

En effet, jusqu’à la fin de période de bronze, beaucoup de bataille étaient menée avec des chars. Sur un char, il y avait le conducteur et 2 soldats tenant ces armes à l’envers : il faut laisser l’arme traînée à l’arrière du char, la lame vers l’avant. Le char, tiré par des chevaux avance à plus 30Km/h, ce qui donne une vitesse initiale très importante. Si la lame rencontre un obstacle : un ennemi par exemple, la lame va le découper en deux sans effort, tel un faucille qui récolte du blé dans un champ. Il suffit de réaliser un petit geste de l’arrière vers l’avant, et on fauche tout ce qui se trouve devant.

D’ailleurs, faucille en chinois:割, se prononce de la même manière que 戈, on se demande bien pourquoi.

Nous remarquons alors la présence de 戈 dans 武.

Il y a ensuite cet autre caractère : 止, en bas à gauche. Il signifie « arrêter ».

Voilà une chose essentielle qui échappe à beaucoup de non-initiés, la philosophie martiale chinoise consiste à arrêter l’usage de la violence. Cette civilisation qui nous est parvenue des confins des âges est contre la violence.

Le développement des théories martiales, aussi bien sur le plan militaire, sociétal et philosophique en Chine a atteint son extrême limite. Cette limite a un nom : la paix.

Il est tout à fait intéressant d’observer la chose suivante: le père des stratégies militaires chinoise :孙子 (SunZi), dont les théories sont étudiées au WestPoint aux état-unis, parvint à la même conclusion, mais en partant d’un point de vue opposé, à savoir du point vue d’un militaire.

Il dit :

是故百战百胜,非善之善者也;不战而屈人之兵,善之善者也。

Qui se préoccupe d’obtenir les victoires n’est pas le meilleur des stratèges; celui qui les obtient sans combattre est certainement le meilleur.

Lorsqu’on aura compris cela des chinois, on pourra enfin dialoguer avec eux.

Lorsqu’on aura saisi la véritable portée de cette phrase, on pourra enfin comprendre la pratique martiale chinoise.

La finalité des arts martiaux chinois

Une question viendra naturellement:si la pratique martiale chinoise ne sert pas à être violent, à quoi sert-elle ?

Le but ultime de tout bon pratiquant martial chinois est donc la vie, puisqu’on ne souhaite pas donner la mort.

Il ne s’agit donc pas d’une pratique codifiée, conditionnée par des règlements intérieurs d’une association avec des horaires et tarifs définis, mais de vivre une vie martiale. La manière de respirer, de dormir, de s’assouplir, de marcher, de manger ou de boire un thé fait partie des pratiques martiales, qui participent à nourrir le principe vital :养生.

En effet, les techniques martiales de frappe sont importantes, mais passé la trentaine, on a déjà du mal à tenir sur les 5 rounds face à un jeune de 18 ans. A la quarantaine, on s’essouffle déjà après 3 rounds de combat.

La vie martiale d’un pratiquant doit-elle prendre fin en ce moment là ?

Non, elle ne fait que commencer !

C’est en ce moment là qu’une autre pratique prend la relève. c’est celle de 养生. Nourrir son principe vital pour accompagner en douceur le très long chemin après 30 ans de combat. Le pratiquant va apprendre les points vitaux qui les méridiens qui les relient, l’énergie qui les anime, et les manières de guérir les petits maux du quotidien. Ces même points vitaux que le pratiquant vise pour frapper fort, ont un autre usage, celui de guérir les patients. Beaucoup de grands maître d’arts martiaux chinois sont aussi d’excellents médecins.

Tout un coup, le pratiquant ouvre une autre porte qui en cache mille autre. C’est la médecine traditionnelle chinoise avec ses 5000 ans d’histoire.

Le KungFu (功夫):qu’est ce que c’est ?

Il y a également une notion importante, assez typique de la pratique martiale chinoise. La notion de :功夫 (GongFu). A contrario des arts martiaux(武术), que l’on peut traduire par « art martial », axé sur les techniques d’attaque, de défense;les stratégies militaires et art de guerre, le KungFu est désigne une maîtrise ou une capacité particulière, résultat d’un long apprentissage et d’une longue expérience pratique. D’ailleurs, on préfère dire 武功, afin de ne pas négliger aucun des aspects fondamentaux d’une pratique complète.

On peut dire qu’un chauffeur de taxi a un bon kungfu parce qu’il connaît tous les raccourcis pour passer les bouchons. Un informaticien peut avoir un bon kungfu car capable de mettre en place une infrastructure informatique complexe et fiable. Il en est de même pour un cuisinier, un chanteur d’opéra, un calligraphe, un maçon, un pilot de ligne, un compteur populaire(un métier respecté en Chine, encore aujourd’hui) … et pourquoi pas, un pratiquant d’arts martiaux. Tous et toutes, sans distinction d’âge, de sexe, d’origine sociale, peuvent avoir un bon kungfu.

Un handicapé physique ou mental peut aussi avoir un bon kungfu s’il excelle dans un domaine précis.

Le kungfu est omniprésent, et par conséquent, accessible à tous sans discrimination. Il est fédérateur, rassembleur et donne un but commun à tous ceux qui recherchent l’accomplissement dans la perfection, avec ses propres moyens et capacités. Il ne se reconnaît pas dans une compétition, si non une seule, celle que chacun livre contre ses propres démons: la peur, la paresse, l’agressivité, la colère, la suffisance …

Le kung-fu est à ce point encré dans la culture chinoise, qu’il est impossible d’en saisir tout le sens en regardant juste un ou deux épisodes de « Ip Man ».

Le Kung-fu est tout, et rien à la fois. Il fait partie du barycentre civilisationnel de la culture chinoise.

Avoir un KungFu demande temps, patience et un bon guide qu’on appelle maître. On dit en chinois :

师傅一日,师父一生:maître un jour, père à vie.

En effet, veuillez noter la différence entre 师傅 et 师父. Le 父 signifie « père »… je vous laisse faire vos propres recherches. Ici, on voit bien qu’on le KungFu est un style de vie. Il est aussi à noter que et se prononce aussi de la même façon, intéressant non?

Le KungFu man parfait, serait un homme ou une femme accompli dans sa vie, en bonne santé physique et mentale. C’est un individu armé de bonne intention et intransigeant sur les principes moraux et humains. Il est incollable sur les arts martiaux ayant une bonne culture générale et plus spécifiquement les philosophies fondatrices de la Chine. Le taoisme sert en effet de base philosophique à KungFu et aux arts martiaux chinois. Cet individu est discret et modeste, et ne montre jamais ses atouts inutilement.

une pratique équilibrée, un pratiquant complet

Bien souvent, les pratiquants assidus apprécient le thé. Avec expérience et âge, le pratiquant découvre les vertus de la méditations, l’autre facette du KungFu.

Les techniques martiales ont toujours un coté 阴,et un coté 阳. La pratique aussi. Il y a la pratique mobile:Yang, et la pratique immobile:Yin.

La méditation, la cérémonie du thé, la lecture, l’écoute de la musique, l’écriture font partie d’une pratique équilibrée. Le pratiquant doit se reconnaître aux 2 cotés d’une vie martiale complète.

En Chine, lorsqu’on aura dépassé le 6em 段(grade de ceinture noire), il n’est plus question de montrer une quelconque technique au jury, mais ses ouvrages, sa notoriété, ses contributions réelle à la promotion de la culture chinoise dans sa globalité. Ce genre de grade n’est accessible qu’aux lettrés hautement qualifiés. On ne juge pas les techniques ni même le 功夫 du candidat, mais le niveau culturel dans son ensemble. On cherchera à savoir s’il ou elle a ouvert des associations pour faire promotion de son art ; s’il écrit des ouvrages dignes d’intérêt;si ses élèves ont contribué à leur tour à la promotion de la culture chinoise.

De telles contributions demandent en général une vie entière. C’est pourquoi on parle d’une vie martiale, ou la voie martiale ;武道。

Le code moral martial

武德

J’ai évoqué précédemment le code moral, né durant la période du printemps automne et les royaumes guerriers, il y a 2500 ans. Le code moral est la première chose qu’on exige d’un élève avant même qu’il donne le premier coup de poing. On dit en chinois

习武先习礼

Il faut apprendre le cérémonial avant l’art martial.

Le cérémonial est très important pour 孔子(Confusius). Pour lui, c’est l’extériorisation de la compassion d’un individu. Et bien sur, il a vécu à la fin de la période de 春秋(printemps automne). Nous voyons bien que le code moral d’un pratiquant martial est fortement influencé par la pensée confucéenne.

Mais la pratique martiale chinoise obéit à une autre philosophie bien connue : 道家思想(la pensée taoïste). Elle est notamment représentée par 老子(LaoZi) et 庄子(ZhuangZi).

Il y a un style assez particulier, 自然門(le style naturel). Né durant la période trouble de la fin du 19em siècle, son créateur a voulu puiser à la racine de la culture chinoise. Lorsqu’on lui demande, quelle est la philosophie de son style, il oppose une phrase de LaoZi :

人法地, 地法天,天法道,道法自然。

les lois de l’homme sont régies par la terre, celles de la terre sont régies par le ciel, celles du ciel sont régies par le Dao(sagesse), celles du Dao sont régies par la nature. d’où le 自然門: le style naturel.

Cette recherche permanente de l’harmonie avec la nature, de la complémentarité des 2 éléments opposés:Yin/Yang, est primordiale si on souhaite étudier les arts martiaux chinois.

De ces sagesses millénaires, naissent les 9 valeurs morales des arts martiaux chinois :

信 : respecter sa parole

:droiture

侠:esprit chevaleresque

:courage

:culture

:martial

道:sagesse (taoïste)

:médecine

:technique martiale

Ces valeurs ont été citée dans l’ouvrage :武术汇综(Le complet des arts martiaux) du deuxième héritier du style naturel 万籁声(WanLaiSheng).

Un disciple qui commettrait un manquement à l’une de ces valeurs morales, se verra « radié » du style. Le maître refusera de lui enseigner d’avantage.

Conclusion

Ce qui est particulièrement intéressant, est de voir que la médecine, les arts martiaux ainsi que les philosophies, les technologies, la littérature, l’art culinaire, l’art du thé évoluent de concert en Chine jusqu’à maintenant. Les arts martiaux vont bien plus loin que de simples techniques d’attaque et de défense, c’est le départ et la finalité de tout, comme dans un cercle.

Il s’agit d’un système sociétal ayant toutes ces facettes. Étudier l’une de ces facettes ne peut qu’obtenir des visions parcellaires de ce système complexe et riche que je nomme:

la civilisation.